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Bernard Stiegler nous enjoint de sortir de la prolétarisation par le Web

Bernard Stiegler nous avertit d’une « prolétarisation par le Web » et il nous enjoint de nous réveiller. Le 1er décembre 2015, j’étais au premier rang de la salle de conférence du WTC de Grenoble, à deux pas du vaisseau amiral de Grenoble Ecole de Management, pour assister à la démonstration du philosophe Bernard Stiegler, avec qui j’ai la chance de travailler dans le cadre de mon ex Master Spécialisé Digital Business Strategy. Le regretté Bernard Stiegler – dont je vous conseille l’ouvrage « l’emploi est mort, vive le travail !”, résultat d’un entretien avec Ariel Kyrou – a fait le pont entre néo prolétarisation des masses et ré-apprentissage du savoir. Ceci a pu paraître un grand écart à certains, mais m’a semblé bigrement pertinent. Revenons sur son discours de ce « digital day » et sur sa démonstration, certes assez longue et noire, mais le voyage en vaut la peine. Ce billet est une rediffusion de 2015 qui nous semble urgente dans le contexte actuel d’abandon de la raison face à la technologie toute puissante. Bernard Stiegler annonçait la fin du savoir en cette fin 2015, que dirait-il aujourd’hui face à la démission des humains face à la machine ? Un billet qui nous semble toujours aussi important, même si la solution présentée en fin de document n’est probablement pas la solution ultime à cette sortie de la prolétarisation. 

Bernard Stiegler nous enjoint de sortir de la prolétarisation par le Web

Bernard Stiegler sur fond d’anthropocène nous enjoint de sortir de la prolétarisation par le Web. Une présentation sombre mais utile qui m'a été rappelée par un post de Marc Cavazza qui mentionnait le regretté philosophe.
Bernard Stiegler sur fond d’anthropocène nous enjoint de sortir de la prolétarisation par le Web. Une présentation sombre mais utile qui m’a été rappelée par un post de Marc Cavazza qui mentionnait le regretté philosophe.

Un temps de rupture mené par les GAFA

« Nous vivons un temps de « disruption« * qui est mené par les GAFA » a affirmé Bernard Stiegler dans son introduction en nous mettant en garde. « Doit-on s’aligner sur cette manière de pratiquer la rupture ou doit on changer la méthode ». Mais cette “disruption”, aujourd’hui est entropique, selon le philosophe. « Elle est porteuse de souffrances pour l’Europe qui décline, alors que le monde est entré dans l’anthropocène, cette « nouvelle ère géologique dominée par l’humanité » et qui perturbe la terre. Cette entropie-là, alors que nous nous préparons à la COP29, nous la connaissons bien. La première peut paraître plus contre-intuitive.

*Ce néologisme est désormais si usité que nous le garderons tel quel dans cet article.

Prolétarisation par le Web et entropie

Le deuxième livre de la thermodynamique de Sadi Carnot sur la puissance motrice du feu a décrit ce phénomène dénommé “entropie” qui correspond à la matière qui se dissipe de manière inéluctable. « C’est la loi de l’univers” nous a expliqué Bernard Stiegler, “celle d’un monde en expansion mais qui court aussi à sa disparition ». Or, ces questions d’économie qui se posent à nous – et notamment celle de ce que nous appelons transformation digitale – « ont toutes en leur cœur l’entropie” explique le Philosophe, et l’économie de demain va se construire autour de ces enjeux. Car ce qui détermine l’humanité c’est la valeur, cette valeur qui va permettre de sauver la planète. En 1944, pour compléter le concept de Carnot, a été inventé le concept de néguentropie (appelée antérieurement entropie négative). « Qu’est-ce que l’économie” a demandé Bernard Stiegler à la salle : “c’est entretenir le vivant”, or l’anthropocène est justement l’inverse, c’est le cas parfait du monde qui se tire une balle dans le pied et qui se détruit lui-même.

Le futur est à la robotisation : un million et demi d’employés rayés d’un trait de plume ?

Bernard Stiegler
Bernard Stiegler et Ariel Kyrou : l’emploi est mort, vive le travail !

Revenons à ces phénomènes de ruptures économiques décrits par Bernard Stiegler et posons-nous la question de la nature de cette rupture. Ce temps de disruption que nous vivons actuellement est caractérisé par l’amplification de ce que l’on a déjà observé dans les usines, selon Bernard Stiegler (les usines sans ouvriers). « Cette histoire a commencé il y a 20 à 30 ans” explique Bernard Stiegler. Mais l’enjeu aujourd’hui est ailleurs : « maintenant le sujet, c’est le robot comme celui de Foxconn et Google qui vise à remplacer 1 million et demi d’employés” nous explique-t-il. Le futur, ce n’est donc plus l’automatisation mais la robotisation. Donc l’emploi va régresser beaucoup d’ici à 30 ans. Holmes un économiste américain prédit même que 70% des emplois vont être détruits. « Cela veut dire que nous allons être de plus en plus confrontés à un problème économique” ajoute Bernard Stiegler. « L’emploi, peut-être pas tous mais pour beaucoup, va disparaître”. Les lecteurs de Player Piano (Kurt Vonnegut) se souviennent.

Le modèle fordiste s’est cassé la figure

Le modèle fordiste conçu au début des années 1900 « s’est cassé la figure” poursuit Bernard Stiegler. C’est selon lui Roosevelt et Keynes qui ont stabilisé le statut de salariés. La précarité régnait auparavant. Leur action, à l’issue de la grande dépression de 1929, a permis de créer ce statut, de le pérenniser et de donner une certaine sécurité aux employés. « Et c’est ce qui a permis de vendre les voitures de Ford, de développer cet American Way of Life qui a été si vertueux”. Mais la récréation est finie depuis 20 à 30 maintenant, le mode de vie créé dans les années 30 basé sur la croissance est de façon croissante remis en cause, jusque par le MIT qui a publié un rapport « halte à la croissance ? ».

Comment en est-on arrivés à cette prolétarisation ? 3 grandes vagues d’automatisation

  1. Le 19ème siècle tout d’abord avec son innovation débridée (tout a été inventé à cette époque et les changements ont été extrêmement brutaux, comme on peut encore le lire dans Hard Times de Charles Dickens ou les livres de Zola). Alors, les gains de productivité sont captés par la bourgeoisie. Le prolétariat travaille sans vraiment en profiter, la redistribution ne se fait pas équitablement ;
  2. Le 20ème, avec le Fordisme, instaure la redistribution. Celle-ci permet à la classe moyenne de se développer. A cette époque, « lorsque l’on crée des automates on crée aussi de l’emploi” nous explique Bernard Stiegler ;
  3. Les nouvelles vagues d’automatisation de l’époque contemporaine ont conduit au « travail gratuit” tel qu’exprimé dans le fameux débat de la “GIG economy” en vogue aujourd’hui aux Etats-Unis et incarné par des sites comme Fiverr et Amazon Turk. Ces nouvelles vagues ne créent pas d’emplois. Ou alors des emplois de néo-prolétaires.

Mais ce modèle est cassé nous explique Bernard Stiegler. En raisonnant par l’absurde, si tous les “travailleurs” sont remplacés par des robots, les premiers ne pourront plus jamais acheter les produits fabriqués par les derniers. « Nous sommes donc au bord d’une énorme crise de surproduction” prédit le Philosophe.

Harlem moins heureux que les pires quartiers de Dhaka (Bangladesh)

Amartya Sen, prix Nobel en économie en 1998, a parlé de la notion de « capabilities approach” dans sa comparaison entre Harlem et le Bangladesh. Traduisons ce terme de “capabilities” par “compétences” si vous le voulez bien. « Les gens au Bangladesh sont plus heureux et vivent mieux qu’à Harlem (dans les années 70, avant la rénovation de Harlem)” nous explique Bernard Stiegler. Les compétences des Bangladeshis leur viennent de leur savoir. C’est cela qui les sauve. À Harlem, par contre, ils ont perdu le savoir et le savoir faire. « Ils sont régis par le marketing et sont soumis à la standardisation taylorienne” poursuit Bernard Stiegler. Il y a là quelque chose de fondamental : la civilisation moderne a produit des individus incapables de se débrouiller seuls dans l’environnement que pourtant d’autres hommes ont créé pour eux. Ces individus sont devenus débiles* (au sens étymologique) et se sont eux-mêmes prolétarisés.

* terme utilisé par Bernard Stiegler lors de sa présentation
** merci à Emmanuel Blanchot dont la lecture avisée a permis de corriger une erreur de compréhension, accentuée par mon handicap auditif [correction du 15/12/15 à 0-9:11]
NB : voir aussi ce texte de Ars Industrialis, l’association de Bernard Stiegler

La fin du savoir et la fin de l’humanité : il faut réagir

La perte de ce savoir, et de ce savoir-faire est à la base du mal-être nous explique Bernard Stiegler. Et on nous prédit encore pire, si l’on en croit Chris Anderson (Wired, Condé Nast), qui nous annonce la fin du savoir faire humain. « Il est temps de réagir” a clamé le Philosophe. Anderson, a publié un article le 23/06/2008 intitulé “un déluge de données rend les méthodes scientifiques obsolètes”. Ce déluge de données est typique de ce que fait “Google, qui fonctionne par ce modèle” nous dit Stiegler qui décidément n’a pas de mots tendres pour le géant de Mountain View.

Bernard Stiegler Prolétarisation par le Web
Selon Bernard Stiegler, il est temps de réagir (image tirée de sa présentation) – une bonne illustration de la prolétarisation des masses par le Web.

Avec Google, « plus besoin de linguistes et plus besoin de théories. Les linguistes sont ceux qui font des théories de la langue. Pour Google, rien de tout cela » selon le Philosophe. « Il suffit de faire des maths appliquées et d’appliquer des statistiques probabilistes”. Même si c’est un peu plus compliqué que cela, on comprend où il veut en venir. On met le savoir en équation, et plus besoin de savoir, l’équation fait le travail pour vous, ou du moins, elle en fait une grande partie (les traducteurs, et j’en suis un repenti, n’auront que mépris pour cela tant la grammaire de ces systèmes de traduction est approximative. Mais il faut néanmoins reconnaître que ces algorithmes sont très forts, et sans doute bien en-dessous de ce qui est vraiment possible).

Bernard Stiegler Prolétarisation par le Web
La prolétarisation c’est ne plus savoir comment les choses marchent

« Le problème c’est que si on ne sait plus comment les choses marchent c’est qu’on est entré dans un processus de prolétarisation a avancé Bernard Stiegler, dans une phrase lapidaire qui m’a véritablement frappé. Lisez la suite, la démonstration continue et elle est brillante.

« Les foules sont mimétiques et ce processus est dangereux” avertit le Philosophe. « Sur les réseaux sociaux, l’information circule à une vitesse incroyable (il s’est même livré à un calcul brillant et trop rapide pour que je puisse le noter)”. Sur  Amazon, le « système de recommandations va vous proposer Rifkin si vous cherchez le bouquin de Bernard Stiegler” a-t-il remarqué, non sans facétie. Le système fait des corrélations et propose des produits dont on ne voulait pas mais qu’il vous propose car il connaît votre profil. “Ce sont des désirs et des attentes qui sont remplacés par des désirs automatisés” a-t-il ajouté. Et il est vrai, qui n’a jamais cédé à ces recommandations ? Certainement que j’en suis, moi qui suis client du libraire américain depuis 20 ans. Mes désirs sont dictés par une machine et avouons-le, en tant que technologues, il est même un fait que nous trouvons cela normal. Et pourtant, ce n’est pas sans poser des questions philosophiques fondamentales.

Alan Greenspan : un Dieu prolétaire à la tête d’un système qu’il ne comprenait pas lui-même

Alan Greenspan, l’ex patron de la Fed, en a bien parlé. Le 23/10/2008 Greenspan est convoqué pour s’expliquer « sur le bazar économique qu’il est accusé d’avoir créé” nous a expliqué Bernard Stiegler. Il faut écouter ce discours selon le Philosophe, car il est édifiant. “Il y dit qu’il n’est pas le seul responsable. Et surtout que personne ne comprend le système. Greenspan est devenu le prolétaire le mieux payé du monde« . Les prolétaires étaient ces ouvriers, en bas de l’échelle sociale, qui faisaient tourner la machine économique mais dont le travail en miettes (Friedmann) les empêchait de comprendre ce qu’ils faisaient. Privés de savoir ils étaient prisonniers de la machine, incapables de prendre l’initiative, esclaves du système, jusqu’à en devenir des “gueux” pour reprendre l’expression de Marx (Lumpen Proletariat en allemand).

Nous sommes tous devenus des prolétaires

Ce que nous apprend Bernard Stiegler, c’est que nous sommes tous devenus des prolétaires. Dès que nous cessons de réfléchir à cet environnement qui nous entoure et que nous avons créé, que nous nous en remettons aux robots et aux algorithmes sans réfléchir ou par paresse, nous nous prolétarisons et ce n’est plus désormais l’apanage des classes sociales défavorisées. Nous sommes tous concernés.

Mais cela ne peut durer il faut réagir

« Cela ne pourra pas durer et il faut faire des choses nouvelles” a poursuivi Bernard Stiegler. « C’est ce que nous essayons d’inventer avec les élèves de Grenoble. Il faut developer un nouveau type de formations professionnelles” et réapprendre à apprendre pour aiguiser l’oeil critique, le savoir-faire, la connaissance, bref tout ce qui peut nous permettre de sortir de la prolétarisation.

Réapprendre à apprendre, reconquérir le savoir

« Le savoir est fait pour produire de la néguentropie à l’opposé de ce que la donnée est censée produire : de l’entropie. Il faut donc sortir de l’entropie” nous enjoint le Philosophe. Celui-ci et ses équipes a ainsi commencé une expérimentation sur une population de 400.000 habitants et est en discussion en Angleterre et dans d’autres pays. Hélas, le temps lui a manqué pour décrire cette expérimentation.

Prolétarisation par le Web
Sortir de la prolétarisation par le Web

Le système d’annotation collaborative de Bernard Stiegler, remarquons avec facétie que les médias sociaux y sont à l’honneur

Cette plateforme développée il y a 10 ans s’appelle « ligne de temps » et essaie d’instaurer une nouvelle conception du Web. Il travaille en partenariat avec Orange sur ce sujet. Il s’agit d’un « Web qui permet de faire de l’annotation contributive. Sur cette plateforme jusque 25 chercheurs (ci-dessus un cours sur un des livres de la république de Platon) se relaient pour annoter un texte avec des codes couleurs bien précis.

Ces codes couleur sont importants. « Le vert c’est ce que j’ai compris du cours” explique Bernard Stiegler. Chaque couleur a une signification. Rouge c’est l’expression d’une inquiétude, par exemple. « Dans une université, on doit amener les étudiants à s’interroger sur leur savoir eux même (savoir constituant vs le savoir constitué qui est prédominant en primaire) ». Il faut aujourd’hui inventer un nouvel âge de ce que Marianne Wolf appelle le living Brain (le cerveau équipé pour la lecture) qui n’est pas le même que celui d’aujourd’hui. Il faut “mettre en connection le digital Brain et le Reading Brain” a conclu Bernard Stiegler.

Une initiative suffisante pour sortie de la prolétarisation par le Web

Difficile de dire si les annotations contributives seront suffisantes pour dé-prolétariser la planète. J’ai quant à moi énormément apprécié cette brillante démonstration, certes noire et inquiétante, mais particulièrement pertinente de ce que nous vivons. Réapprenons à apprendre.

Bernard Stiegler

Les sponsors du digital day de Grenoble Ecole de Management où j’ai été directeur de programme de 2015 à 2019 (voici ici le travail de mes élèves : http://digital-me-up.com).

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Yann Gourvennec

Yann Gourvennec created visionarymarketing.com in 1996. He is a speaker and author of 6 books. In 2014 he went from intrapreneur to entrepreneur, when he created his digital marketing agency. ———————————————————— Yann Gourvennec a créé visionarymarketing.com en 1996. Il est conférencier et auteur de 6 livres. En 2014, il est passé d'intrapreneur à entrepreneur en créant son agence de marketing numérique. More »

4 commentaires

  1. Bonjour,
    Ce n’est pas de « Mark Hansen » dont parle Bernard Stiegler à propos de capabilities mais du prix nobel d’économie Amartya Sen.

    Bien à vous.

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