économie et numérique

Les cadres submergés par l’épidémie de mail au travail

Le sujet du mail au travail revient à l’ordre du jour régulièrement (depuis 16 ans pour ma part, que j’écris sur ce sujet). Alors que je suis en train de revoir ma présentation dite du “Hamster” et que je viens d’achever la relecture de “The Hamster Revolution” dans le cadre de la préparation d’une réunion chez Thalès sur le sujet de l’Email au travail, je me livre à de nombreuses recherches sur le temps qui est passé au travail par nos cadres, français et étrangers, sur leur outil favori.  Je vous propose ici des chiffres fournis par Adobe l’an dernier dans le cadre d’une étude réalisé sur un échantillon de 1 600 employés. Elle permet de comparer les chiffres en France au Royaume-Uni en Allemagne et aux États-Unis.

Une épidémie de mail a envahi le monde du travail

Le constat est affligeant. Le temps passé à vérifier ses mails est proprement incroyable. Si, à la tête de mon entreprise, je devais comme le cadre américain moyen passer 6,3 heures par jour à vérifier mes mails, je ne réaliserais aucun chiffre d’affaires !

On imagine donc la productivité des employés au travail dans un pareil cadre. Mais les dégâts réalisés par l’email au travail (et en dehors) vont au-delà de la productivité, et touchent également à la préservation de la vie personnelle, de l’équilibre et du stress.

Au Royaume-Uni, dans une récente polémique popularisée par la BBC, les experts n’ont pas hésité à prononcer le mot d’épidémie de mails. Nous sommes probablement arrivés à un moment où il faut repenser entièrement la façon dont nous utilisons ces outils digitaux. Cela va au-delà de la simple utilisation pose la question fondamentale du sens de notre travail et de son organisation. Voici les quelques réflexions sur le sujet.

Le Mail outil favori des cadres masochistes

Je suis au passage tombé sur ce communiqué de Presse d’Adobe que j’avais prévu de commenter il y a quelque temps et que j’avais remisé au fond du placard. Voilà qui va alimenter la réflexion dans un paysage qui est plutôt miné. L’usage de l’email en effet est une sorte de pharmakon, pour reprendre les termes de Bernard Stiegler, un pharmakon (mot venant du grec) étant à la fois un remède et un mal.

Que de chemin parcouru en effet depuis  les débuts de l’e-mail, que j’ai connus  personnellement à la fin des années 80 alors que nous essayons de convaincre les managers, et même les tops managers, d’abandonner leurs bons vieux réflexes : à l’époque, ils demandaient à leurs assistantes d’imprimer leur courrier électronique pour le mettre sur leur bureau.

Anecdote qui peut faire sourire, marquée de la pratique d’une époque révolue où le job même d’assistant(e) personnel(le) est devenu assez rare. La tâche qui correspondait à répondre à son courrier étant considérée comme subalterne. Par un juste (ou injuste plutôt) retour des choses un quart de siècle plus tard, on peut se poser légitimement la question de savoir si le fait d’avoir appris à tout le monde à répondre à son courrier n’a pas au contraire multiplié de façon complètement folle et inutile une sorte de cyber babillage électronique complètement inefficace qui paralyse les organisations.

mail au travail
l’usage du mail au travail au travers des lunettes de ses utilisateurs : une étude d’Adobe récente (2015)

Les statistiques du mauvais usage de l’email s’accumulent

En effet, à ce sujet, les statistiques s’accumulent. Toutes plus ou moins contradictoires. Les cadres passeraient 20, 30, 50 % de leur temps, c’est selon, à lire et à répondre à leurs e-mails. Qui dit mieux ? Il est difficile de se faire une idée de savoir exactement le temps que nous passons en moyenne sur ce sujet. Mais le chiffre exact importe peu. La réalité du terrain c’est que nous y passons beaucoup trop de temps. Passer ne serait-ce que 20 % de son temps sur l’écriture ou la réception de messages ne paraît pas le signe d’une bonne utilisation des outils digitaux, ni même une bonne organisation du travail tout court. Quand la communication finit par prendre le pas sur le contenu, il est temps de se reposer la question de savoir ce que nous faisons, pourquoi nous le faisons quand nous le faisons.

Le problème, et là où le bât blesse, c’est que ce sujet de l’organisation du travail autour de l’email est hautement politique et délicat à traiter sur le terrain. Responsable de beaucoup de tensions parmi les équipes, notamment interpersonnelles, et de beaucoup de stress notamment pour les personnes qui sont incapables de couper le mail quand elles sortent du travail, ce formidable outil qu’était le courrier électronique  au départ peut facilement se retourner contre ses utilisateurs.

En même temps, et c’est ce qu’a démontré Atos avec son fameux projet « zéro e-mail » (vous trouverez quelques statistiques dans les slides ci-dessous), évoquer simplement qu’on va supprimer l’email, cet outil et compagnon journalier de nos cadres provoque immédiatement l’ire de ceux ci.  en quelque sorte, essayer de protéger contre la mauvaise utilisation de cet outil, peut facilement se retourner contre celui qui essaie d’améliorer la vie  de tous les jours de ses confrères. J’ai repris ci-dessous le communiqué de presse d’Adobe du mois d’août 2015, afin d’y ajouter quelques commentaires personnels (marqués en bleu). À bientôt pour de nouvelles aventures sur l’outil le plus aimé et le plus honni (c’est le principe du pharmakon) des cadres français.

Les cadres français passent en moyenne 5 heures et demie par jour à consulter leurs emails, selon une étude d’Adobe

Tout d’abord un constat habituel, l’e-mail reste l’outil préféré des cadres que ce soit aux États-Unis ou en France. Introduction du réseau social d’entreprise (RSE)  n’a pas encore bousculé ses usages. On peut avancer simplement que le RSI implique  apprentissage alors que l’e-mail semble plus naturel à l’usage. La réalité du terrain restant probablement inverse. E-mail requiert plus d’apprentissage si on veut l’utiliser correctement.

Etude réalisée par Adobe auprès de 1600 cadres en Europe et aux Etats-Unis* quant à l’utilisation de leur messagerie professionnelle et personnelle révèle que l’email est l’un des outils les plus largement plébiscités par les employés pour communiquer entre eux et rester connectés. Parmi les enseignements-clés de cette étude :

  • 88% des cadres européens (87% en France) vérifient leurs emails personnels  pendant leurs heures de travail ;
  • Les personnes interrogées estiment passer en moyenne 5,4 heures par jour (5,6 en France) à consulter leurs emails ;
  • 22% des cadres européens estiment vérifier bien trop souvent leurs mails (29% pour les 18-34 ans).

Les temps passés sur l’e-mail sont proprement incroyables. 5,4 heures par jour sur des journées de secteur représentent beaucoup plus que 50 %. Sauf à considérer que les cadres travaillent plus que sept heures par jour, mais cela ne tient pas compte des temps morts. On peut sérieusement se poser la question de savoir si cet outil n’a pas pris trop de place dans nos usages. Imaginez revenir 30 ans en arrière et voir des cadres qui passent trois quarts de leur temps à gratter sur le papier… ceci est au centre d’un paradoxe moderne qui veut que la productivité au travail ait baissé depuis des années 80 et non augmenter couramment ce que tout le monde croit. Par ailleurs, augmenter les oreilles et baisser la productivité (voir ci-dessous).  Je m’en suis aperçu il y a quelques années lors d’une mission où la connectivité était impossible. Nous étions dans une salle où aucun accès Internet n’était fourni. Impossible de regarder son mail, impossible de se connecter sur son navigateur. Ma productivité, au lieu de baisser a été multipliée par 10 et en prime, de rentrer beaucoup plus tôt chez moi. Enfin, ayant envoyé moins de messages, j’en ai également reçu moins ce qui faisait qu’une fois rentré chez moi, je n’avais pas beaucoup de messages auxquels répondre.

Un constat, l’utilisation du mail à part les cadres en dehors des heures de travail, qui peut paraître une bonne idée,  car cette pratique aborde la souplesse, mais ça génère également beaucoup de stress beaucoup d’organisation. Selon comme cela est utilisé, cela peut-être être très efficace ou très inefficace. Par exemple, utiliser une période d’inactivité dans les transports en commun pour nettoyer sa boîte e-mail est une bonne pratique. Par contre, il faut être capable de couper les ponts  à partir de certaines couper le mail pour éviter le stress en dehors des heures de travail. 

Les nouveaux outils de communication favorisent la flexibilité et la mobilité, permettant de se connecter depuis presque n’importe quel endroit, n’importe quand. Ainsi, 76 % des cadres européens (74% en France) regardent leurs emails professionnels en dehors de leurs heures de travail.

De plus, environ trois quarts des répondants (73%) vérifient leurs emails, professionnels ou personnels, avant même d’arriver sur leur lieu de travail :

  • 21% admettent consulter leurs emails avant même de sortir de leur lit le matin (20% en France) ;
  • En France, 35% des personnes interrogées regardent leurs emails tout en s’habillant ou en déjeunant  (31% au Royaume-Uni et 32% en Allemagne) ;
  • En France, 59% des personnes interrogées pensent regarder leurs emails aussi souvent que leurs amis ou collègues (52% au Royaume-Uni et 67% en Allemagne).

L’hyper connectivité face à la « détox »

Sortir son Smartphone pour consulter ses derniers emails professionnels est un geste devenu presque automatique pour de nombreux salariés. En effet, 71% des personnes interrogées (69% en France) regardent leurs emails, professionnels ou personnels, directement sur leur téléphone portable – ce chiffre atteint 87% pour la tranche 18-34 ans.

On remarquera également la relative homogénéité des usages entre la France et ses voisins européens. Alors que les usages sont très différents sur l’Internet du paiement en ligne commercent électronique etc. sur l’email l’usage est bien réparti  Ce qui est signe de la maturité de l’outil.

Face à ce phénomène d’hyper connectivité, l’étude révèle également que seulement 28% des cadres français interrogés se sont imposés une « détox » afin de réduire le temps passé à vérifier leurs emails (35% au Royaume-Uni et 42% en Allemagne). Ces pauses ont pourtant des effets positifs sur les employés :

  • 61% se sont sentis détendus (44% au Royaume-Uni et 50% en Allemagne) ;
  • 28% se sont sentis libérés (33% au Royaume-Uni et 19% en Allemagne) ;
  • Seulement 9% se sont sentis angoissés (5% au Royaume-Uni et 13% en Allemagne).

J’insiste très souvent sur la nécessité d’une pause digitale. Étant hyper connecté je fais très attention à la possibilité que je me réserve de déconnecter, le soir en rentrant du travail après huit heures et le dimanche toute la journée. Également, plusieurs fois par an je me ménage des semaines entières où je ne suis pas connecté. Le bénéfice est immense et le gain de productivité à la sortie de la période de repos est très appréciable. Mélanger sans arrêt travail et loisir est fatiguant stressant et source d’inefficacité.

L’email professionnel, second outil de communication interne le plus plébiscité

La conversation/réunion en face à face reste pour presque la moitié des cadres européens (47%) la méthode de communication préférée. L’email, plébiscité par un quart des personnes interrogées, arrive en second et reste l’un des outils les plus efficaces pour trois raisons principales :

  • 67% des cadres français favorisent l’email à la réunion lorsqu’une trace écrite est nécessaire (55% au Royaume-Uni et 33% en Allemagne) ;
  • 55% le trouvent plus efficace pour l’envoi ou la réception de documents (60 % au Royaume-Uni et 66 % en Allemagne) ;
  • 44% considèrent qu’il est plus aisé d’envoyer un email pour transmettre des coordonnées (52% au Royaume-Uni et en Allemagne).

Cette fois-ci, la différence d’usage entre le Royaume-Uni l’Allemagne et la France est très importante. Alors qu’au Royaume-Uni et en Allemagne on favorise plus la réunion et l’oral, en France on hésite moins à les remplacer par l’écrit. C’est une erreur car l’écrit ne peut remplacer la discussion et la négociation. Il doit venir en ponctuation de cette négociation pour consigner par écrit une décision ou une action. On remarquera cependant qu’au Royaume-Uni la proportion à préférer l’e-mail est aussi très importante. C’est étrange dans un pays où la réunion a toujours eu beaucoup d’importance, beaucoup plus qu’en France, car on y aime beaucoup, un peu comme en Allemagne, discuter et débattre de sujets avant de prendre des décisions. Peut-être un signe de déshumanisation du travail au Royaume-Uni ce qui peut expliquer la récente polémique autour de l’épidémie d’email à la BBC

Les chiffres de l’email aux Etats-Unis

A l’instar de leurs homologues européens, les cadres américains semblent tout autant attachés aux communications électroniques :

  • 87% d’entre eux déclarent consulter leurs emails professionnels en dehors de leurs heures de travail ;
  • Les cadres américains passent en moyenne 6,3 heures par jour à vérifier leurs emails ;
  • 79% des cadres américains regardent leurs messageries avant même d’arriver sur leur lieu de travail ;
  • 30% déclarent vérifier leurs mails avant même de sortir de leur lit le matin (45 % pour les 18-34 ans) ;
  • 24% d’entre eux estiment consulter leurs emails bien trop souvent ;
  • L’email est perçu comme le moyen le plus efficace pour partager des contenus pour 35% des cadres américains (45% des 18-34 ans).

Voici qui est aussi rassurant qu’inquiétant, il semblerait qu’aux États-Unis les cadres ne soient pas beaucoup plus mûrs qu’en France ni dans le reste de l’Europe. Le temps passé même à vérifier ses mails est encore plus important et frôle la folie. Le terme d’épidémie utilisée par la BBC ne serait pas une exagération.

Yann Gourvennec
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Yann Gourvennec

Yann Gourvennec created visionarymarketing.com in 1996. He is a speaker and author of 6 books. In 2014 he went from intrapreneur to entrepreneur, when he created his digital marketing agency. ———————————————————— Yann Gourvennec a créé visionarymarketing.com en 1996. Il est conférencier et auteur de 6 livres. En 2014, il est passé d'intrapreneur à entrepreneur en créant son agence de marketing numérique. More »

3 commentaires

  1. C’est en ça qu’une Gouvernance doit être mise en place: étudier qui fait quoi, pourquoi y a t-il autant de mail. En général, un
    SharePoint bien monté permettrait de réduire largement ce genre de problèmes.

    1. Merci de votre commentaire. En effet, un outil de partage et d’échange de type Yammer ou Jive, couplé à un bon référentiel (nous utilisons aussi Sharepoint avec nos clients et en interne) est une bonne idée. Cela n’enlève rien au constat. Je renvoie également à mon autre article sur Atos et son « juste combat du zéro email ».

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